Limite à la liberté d’expression : L’atteinte à la réputation d’autrui

22 janvier 2015 - MEDIAS

Dans un arrêt du 13 janvier 2015, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a rappelé que si les journalistes ont droit à leur liberté d’expression (article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme[1]), celle-ci peut être légitimement limitée en cas d’atteinte à la réputation d’autrui.

La Cour a jugé que la condamnation pour diffamation calomnieuse ne constitue pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression, dès lors qu’elle se justifie par la méconnaissance des exigences de l’éthique journalistique et en l’absence de bonne foi.

Cette Décision, qui intervient peu de temps après les événements de Charlie Hebdo, met en exergue les difficultés d’appréciation en la matière.

Les faits sont les suivants :

En 2007, une journaliste polonaise a publié un article sur une actualité judiciaire de sa région, faisant état de la révocation d’une juge en raison du rôle qu’elle aurait joué dans les affaires criminelles dans lesquelles était impliqué son époux.

A la suite d’une plainte de l’ancienne juge mise en cause, les juridictions polonaises de première instance et d’appel ont considéré que la journaliste s’était rendue coupable de diffamation calomnieuse.

Elles ont estimé que contrairement à ce qu’avance la journaliste, pour laquelle la révocation de la juge est due à « ses rapports obscurs avec les milieux criminels », cette révocation est intervenue en conséquence d’une faute professionnelle, constitutive d’une atteinte à la dignité de magistrat (la juge était intervenue illégalement pour obtenir l’abandon des poursuites à l’encontre de son mari).

Pour fonder leur décision, les tribunaux nationaux ont jugé que les éléments apportés par la journaliste, à partir desquels elle avait écrit son article (témoignages, déclarations des autorités publiques), n’étaient pas probants et ne démontraient pas sa diligence. Ils ont également retenu que les règles d’éthique professionnelle n’avaient pas été respectées par cette journaliste pourtant expérimentée, cette dernière ayant tenu les propos litigieux tout en sachant qu’ils n’étaient pas avérés (la journaliste avait auparavant écrit plusieurs articles au sujet de la procédure disciplinaire dont la juge était l’objet).

Saisie de l’affaire par la journaliste qui se prévaut de son droit à la liberté d’expression, la Cour rappelle dans sa Décision que l’article 10 de la CEDH, qui pose le principe de la liberté d’expression, est un fondement essentiel d’une société démocratique.

Pour autant, il ne s’agit pas d’un droit absolu : il comporte des devoirs et des responsabilités. Ainsi, la liberté d’expression peut être limitée si la loi le prévoit et si cela est nécessaire pour atteindre le but légitime poursuivi, tel que la protection de la réputation d’autrui.

La Cour était chargée de vérifier qu’un juste équilibre avait été trouvé, par les juridictions nationales, entre la protection de la liberté d’expression de la journaliste et la protection de la réputation de l’ancienne juge.

Selon la jurisprudence de la Cour, un journaliste peut alléguer des faits sans preuves suffisantes seulement s’il s’est comporté de manière professionnelle et de bonne foi, et si ses propos concernent un problème d’intérêt général (CEDH, 2 octobre 2012, Yordanova et Toshev c. Bulgarie, n°5126/05 ; CEDH, 14 octobre 2014, Stankiewicz c. Pologne, n°48723/07).

En l’espèce, la Cour considère que le sujet abordé par la journaliste, à savoir l’immixtion par la juge dans une affaire où son conjoint était poursuivi, est d’intérêt général, car il contribue au débat sur le fonctionnement de la justice et ceux qui en sont les garants.

Elle estime par ailleurs que la journaliste connaissait parfaitement l’affaire disciplinaire de l’ancienne juge, et considère que ses déclarations auraient dû être appuyées par des éléments de preuve probants.

A l’aune de ces éléments, la Cour juge que la journaliste aurait dû faire preuve de davantage de rigueur avant de publier l’article litigieux, dont les propos pouvaient laisser penser qu’il était avéré que l’ancienne juge entretenait des rapports avec les milieux criminels, alors que la journaliste avait conscience que tel n’était pas le cas.

Selon les juges de la CEDH, la journaliste ne s’est donc pas exprimée conformément aux exigences de l’éthique journalistique et de la bonne foi.

La condamnation prononcée à l’encontre de la journaliste par les juridictions nationales polonaises est par conséquent justifiée : il n’a pas été porté atteinte à sa liberté d’expression.

Par cette Décision, la CEDH démontre une nouvelle fois qu’en cas de litige relatif à la liberté d’expression, une mise en balance des droits concernés doit être effectuée, dans le but de trouver un juste équilibre pour la protection de chacun d’entre eux.

Me Chloé Aldebert
Avocat à la Cour

 

[1] Article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme du 4 novembre 1950 : « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

[2] L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.»

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